Chronique d'Artzamendi : Les bouquetins du massif du Bargy (Haute-Savoie) en sursis - Quelques réflexions sur l'avenir de la faune sauvage en France
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Voici une affaire assez inédite en France (et sans doute en Europe) dont les effets ne cessent de s'amplifier depuis la découverte, en avril 2012, d'une souche de brucella, bactérie responsable de la maladie de la brucellose, dans le lait d'une vache de Haute-Savoie. Nous sommes là-bas en pleine région productrice du Reblochon.
Source de l'image : pétition Avaaz
Comme certains bouquetins d'un massif proche, celui du Bargy, sont porteurs de la maladie, l'Etat a décidé, afin d'éviter tout risque de contamination aux troupeaux, d'éliminer la population présente de bouquetins. La brucellose peut avoir en effet des conséquences graves pour les troupeaux et, au-delà, pour l'élevage bovin en France.
Après l'élimination par tir de 325 bouquetins fin octobre 2013 : http://lebruitduvent.overblog.com/25octobre.html, l'Etat a décidé de poursuivre son action et d'en finir avec la population de ces ongulés sauvages. Une fois le massif "assaini" (pour reprendre un terme utilisé officiellement), il serait question de réintroduire des bouquetins sains. Le collectif des opposants à cette décision avance qu'il est possible de tester les bouquetins contaminés, et de ne tuer que ces animaux-là.
Evidemment j'ai beaucoup simplifié, d'autant que vous trouverez un article de synthèse, très renseigné, rédigé par Matthieu Stelvio, un militant alpin qui a lancé, presque seul au début, cette incroyable affaire : http://lebruitduvent.overblog.com/2014/09/tout-savoir-sur-le-massacre-des-bouquetins-du-bargy.html
Plus généralement, son site regorge de renseignements sur le conflit en cours et sur les bouquetins des Alpes : http://lebruitduvent.overblog.com/
On pourra également signer une pétition, ce que j'ai fait sans grande illusion. Vous comprendrez pourquoi en lisant mes commentaires plus bas.
Pétition à signer :
https://secure.avaaz.org/fr/petition/Petition_Stop_a_labattage_des_bouquetins_du_Bargy
Très récemment, face à l'imminence de la reprise des tirs d'élimination des bouquetins, des militants se sont installés dans le massif pour empêcher l'opération. Ce qui semble produire des effets : http://lebruitduvent.overblog.com/2014/09/fil-actu-reprise-des-abattages-de-bouquetins-1ere-vague-lancee-puis-annulee.html
De son côté, le syndicat agricole FDSEA fustige l'attitude de ces militants :
http://www.ledauphine.com/environnement/2014/09/23/bouquetins-la-fdsea-se-fache
France 3 a consacré il y a quelques semaines un petit reportage sur des rebondissements récents de ce conflit. Voyez la vidéo ci-dessous :
Aux dernières nouvelles, un abattage des bouquetins serait possible à partir du 20 novembre 2014 : http://lebruitduvent.overblog.com/2014/09/fil-actu-reprise-des-abattages-de-bouquetins-1ere-vague-lancee-puis-annulee.html
Cependant, le conseil scientifique de l'Office national de la chasse et de la faune sauvage a rendu un avis dans lequel il déplore la précipitation dans cette affaire : http://lebruitduvent.overblog.com/2014/09/fil-actu-reprise-des-abattages-de-bouquetins-1ere-vague-lancee-puis-annulee.html
Cette affaire, qui n'intéressait presque personne au tout début, prend désormais une tournure nationale et appelle de ma part les quelques remarques suivantes.
1) Elle illustre une nouvelle fois les relations tendues entre la faune sauvage et la société française ou du moins une part non négligeable de notre société: les agriculteurs et les éleveurs des régions rurales et/ou de montagne.
Cette affaire est à relier à d'autres conflits, certains récents, d'autres récurrents, voire "ancestraux", dans notre pays mais aussi chez nos voisins (la France n'a pas l'exclusivité des conflits avec la faune sauvage, quoi qu'on puisse lire ou entendre ici et là) :
- Conflits entre agriculteurs et sangliers (largement introduits par des chasseurs un peu partout durant de longues années), qui causent en effet des dégâts plus ou moins importants à certaines cultures. C'est ainsi que près de 500 000 sangliers sont tués en France chaque année ! On relève même l'existence d'associations radicalement opposées à la "surpopulation" des suidés : http://raslboldessangliers.eklablog.fr/
- Conflits entre éleveurs bovins et blaireaux accusés de transmettre en masse la tuberculose bovine. Des milliers de blaireaux ont été tués dans une quasi indifférence ces dernières années en France, notamment en Bourgogne (communication personnelle avec Philippe Charlier, défenseur actif des mammifères sauvages et féraux).
- Conflits entre forestiers (de l'Office national des forêts notamment) et cerfs et biches, accusés de "dégrader" les bois. Sur près de 400 000 cerfs et biches abattus chaque année en France, un certain nombre le sont pour des raisons forestières.
- Conflit "ancestral" entre les renards et petits mammifères carnassiers et les éleveurs de volailles, canards et lapins surtout, d'une part, et les chasseurs de petit gibier (en grande partie lâché avant l'ouverture !), d'autre part. Des dizaines de milliers de ces petits mammifères, souvent classés comme "nuisibles" sont tués chaque année dans notre pays dans une indifférence quasi générale.
- Conflit "ancestral" entre les loups et les éleveurs de moutons (et de chèvres), qui, loin de se résoudre, prend un vilain tour en France depuis quelques années, malgré l'activisme de quelques associations. Plusieurs loups sont abattus légalement chaque année, et de nombreux autres individus sont manifestement braconnés.
- Conflit "ancestral" entre les ours et les éleveurs de moutons, qui, a pris un mauvais tour depuis l'introduction fort mal menée d'ours d'origine slovène dans les années 1990.
Lire plusieurs de nos articles et notre essai Le Pays des forêts sans ours : "Plainte contre la France, pour défaut de protection de l'ours dans les Pyrénées"
Les loups et les ours, eux, à la différence d'une faune jugée plus "banale", moins "rémunératrice" de subventions et moins apte à attirer caméras et micros, génèrent beaucoup de bruit.
Lire notre article sur la "lutte des classes" chez les animaux :
http://stephan.carbonnaux.over-blog.com/article-la-lutte-des-classes-chez-les-animaux-54474339.html
2) Ces relations difficiles nourissent une fracture de plus en plus forte entre deux mondes, celui des "écologistes" le plus souvent urbains ou de moeurs urbaines, et celui des "ruraux", agriculteurs ou affiliés au monde agricole.
L'image ci-dessous, trouvée immédiatement sur Internet, illustre bien une fracture entre deux mondes qui ne se comprennent pas, ou plus, et qui ne se parlent pas ou plus.
http://www.alambik.info/index.php?page=affiche_publi.php&id=7186&type_msg=1
Cette fracture est manifestement à relier avec celle mise en évidence par le géographe et chercheur Christophe Guilluy, de sensibilité de gauche, qui vient de publier un nouvel essai La France
périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires (Flammarion, septembre 2014) :
http://www.slate.fr/story/92641/christophe-guilluy-france-peripherique
Ce même auteur a déjà publié Fractures françaises, livre auquel nous faisons référence dans certaines de nos conférences, et dont nous recommandons la lecture.
Nous qui vivons dans les Pyrénées, en territoire rural, sentons bien cette fracture, malheureusement peu ou très mal sentie par nombre d'intellectuels et de responsables écologistes et/ou naturalistes.
Attention au réveil douleureux à venir, annoncé par Christophe Guilluy :
«Un lent processus d’affranchissement des couches populaires est en route […] Ces “affranchis” sont en train de remettre en cause l’essentiel de la doxa des classes dirigeantes, qui n’ont toujours pas pris la mesure du gouffre idéologique et culturel qui les sépare désormais des classes les plus modestes.»
Pour ce qui concerne les relations avec la nature, il est à craindre qu'une partie croissante de la population, très inquiète de son avenir, ne range la défense des animaux sauvages dans la catégorie des préoccupations et loisirs plus ou moins futiles des classes aisées. Une majorité dans ces classes aisées peste régulièrement contre une politique française qu'elle juge farouchement anti-nature (tout en voyageant allègrement ici et là pour satisfaire leurs désirs), mais se désintéresse, parfois totalement, des conditions de vie socio-économiques de la population, et singulièrement des couches les moins favorisées.
3) Il est donc urgent à nos yeux de remettre à plat la conservation de la faune sauvage dans notre pays, c'est-à-dire de la sortir d'un "ghetto" (voir la note ci-après) dans laquelle elle est installée depuis plusieurs décennies, consciemment et inconsciemment, et de la relier aux préoccupations quotidiennes des populations, par un travail de fond mêlant la culture, l'économique et le social, (sans oublier la part spirituelle/métaphysique, oh combien négligée), et par un dialogue permanent avec ceux qui pensent différemment, voire qui s'opposent à cette faune sauvage.
Nous nous y employons de notre côté, discrètement, mais constamment.
Lire, notamment, nos articles sur le rewilding à la pyrénéenne et à la française.
http://rhone-alpes.lpo.fr/IMG/pdf/15_pour_un_rewilding_a_la_pyreneenne.pdf
http://stephan.carbonnaux.over-blog.com/article-conference-debat-pour-un-rewilding-a-la-fran-aise-quelle-grande-faune-demain-a-verberie-le-sam-89486723.html
J'emprunte le terme "ghetto", utilisé pour désigner le milieu écologiste/naturaliste, à Robert Hainard qui l'employait régulièrement dès les années 1960 pour regretter une situation qu'il jugeait défavorable à la conservation de la nature.
J'avais repris ce terme dans ma biographie consacrée à ce grand naturaliste, artiste et philosophe suisse, décrite sur ce blog : "Robert Hainard, Chasseur au crayon", biographie
Pour finir, souhaitons que le massif du Bargy ne soit pas "assaini" de ses bouquetins et qu'un accord durable soit trouvé entre toutes les parties prenantes à ce conflit.
Stéphan Carbonnaux