Le retour d'Artza ou la queue du Mickey ?
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Un des principes de ce blog a été dès son origine de permettre à Marie et à moi d’exprimer librement ce que nous ressentions, et d’ouvrir un débat, nous voulons dire un vrai débat contradictoire, sans censure, chose rarissime aujourd’hui, malgré de bien trompeuses apparences. Par ailleurs, suite à certaines difficultés qui nous ont contraints à prendre du recul sur toutes ces affaires ursines, nous avons révisé nos jugements sur de nombreux points. Cette période a permis de sortir la tête du guidon et d’y voir plus clair.
Marie a écrit spontanément son texte « Non aux nouvelles réintroductions de plantigrades dans les Pyrénées ! » Ce texte a déjà suscité des réactions parfaitement opposées, ce qui nous réjouit évidemment. La réaction vive de Ludovic montre combien en matière ursine les raisonnements s’évanouissent au profit des passions les plus incontrôlables. Moi qui connais Marie depuis presque un an et demi, qui partage sa vie 24 heures sur 24 avec elle, qui l’ait vu à mes côtés défendre ardemment, et en première ligne, l’ours dans les villes et villages des Pyrénées, avec qui nous avons guetté l’ours dans la forêt slovène, je sais quelle est sa fascination et son amour pour cet animal, parfaitement désintéressés et sans calcul, qui surprennent souvent. Dès lors, comment son texte peut-il être présenté comme une émanation fleurant la propagande dite « anti-ours » ? Ou comment un ami qui a posté un commentaire, a-t-il pu comprendre que Marie désirait presque la disparition des ours ?
Après 16 ans de vie et de combat écologique dans les Pyrénées, qui ont vu s’éteindre les derniers ours autochtones et arriver quelques ours originaires du sud de la Slovénie, je sens combien l’envie d’ours est forte chez les défenseurs de cet animal. C’est ainsi que la plupart des personnes - les figures connues ou anonymes, compétentes ou pas sur la question -, abandonnent une grande part de leur raison dès qu’il s’agit de lâcher des ours et surtout des ourses. Car derrière l’ourse, chacun voit l’ourson ou les oursons, ce qui entraîne alors la perte quasi définitive d’un usage normal des capacités de raisonner. Nous tombons alors dans une dimension purement émotionnelle, presque tripale, qui, dans certains cas, peut générer des comportements parfaitement anormaux chez les amis des ours, aussi « humanistes » soient-ils. Il est vrai qu’une autre dimension, dont nous parlerons peut-être une autre fois, pollue singulièrement la défense de l’ours (et c’est un secret de Polichinelle) : l’éternel pouvoir autocratique que certains veulent exercer sur les autres. Car il n’existe pas d’animal sauvage plus politique que l’ours en France, avec toutes les conséquences que cela implique.
Depuis les premiers lâchers, en 1996, l’Etat a compris quelle arme politique il avait sous la main. A très bon compte, sans vision à long terme, sans dépenser beaucoup d’argent (quoi qu’en disent les ultra pastoraux), il donne le change devant l’opinion nationale et même internationale. La faillite de la protection des ours des Pyrénées est ainsi en grande partie occultée par les lâchers d’ours de Slovénie dans les Pyrénées, une opération somme toute assez facile à mettre en œuvre. Car, n’oublions jamais, que nos autorités étatiques, locales et associatives n’ont pas su conserver les ours présents dans les Pyrénées depuis la nuit des temps, avant que les hommes ne colonisent les vallées. C’est ainsi que la mort de l’ourse Cannelle a signé la fin d’une histoire de centaines de millénaires, et de 5 à 7 000 années de relations avec les hommes. On ne « remplace » pas (j’emploie ce verbe très inapproprié, car il a été utilisé par le mouvement de défense de l’ours), si facilement une lignée d’ours par une autre. Et, nous ferions bien d’écouter de près les Slovènes, très vexés du sort subi par leurs ours, car ils pourraient être tentés de fermer les « vannes »…
J’ai cité dans mon Cantique de l’ours cette phrase prononcée par un chasseur qui nous louait un mirador d’observation : « Je ne comprends pas pourquoi les Français viennent voir les ours en Slovénie, leurs chasseurs les tuent. » Vous avez bien lu, c’est un chasseur, du peuple, qui a prononcé ces propos qui en disent très long. J’ai écrit aussi quelle vexation a subi le peuple slovène de savoir ses ours rejetés par une frange de la population pyrénéenne, une frange minoritaire, certes, très activiste, mais une frange tout de même. Mais qui sait sonder le cœur des Slovènes ? Cela suppose de passer du temps avec eux, de les comprendre et de sentir un peu ce qu’est l’âme slave. Passer en Slovénie pour capturer les ours, se faire plaisir à les observer depuis des miradors, emmener d'autres faire la même chose, c’est un peu court.
Cliché ci-dessus : En Slovénie, à l'heure du schnaps, sous une gravure lupine de Robert Hainard.
Il est grand temps que les défenseurs de l’ours fassent cet effort de remettre en question leurs habitudes de pensée et osent l’inévitable aggiornamento qui permettra, nous l’espérons, d’enfin repartir sur des bases solides et saines. Pour les néophytes, un des moyens impératifs d’y parvenir est de s’affranchir des diverses tutelles qui empêchent cette remise en question. Point besoin de chaperon, ni de « spécialiste » ni d’« expert » pour sentir et comprendre la situation désastreuse de l’ours dans les Pyrénées. Il faudra cependant beaucoup de temps (sans lequel rien ne se fait), d’imagination, de recherche sur le terrain et dans les livres(1) (les archives, très riches, n’ont été consultées par presque personne), de rencontres avec les uns et les autres, pour saisir combien le sujet est bien plus difficile, complexe et glissant qu’il n’y paraît. Mais pour paraphraser Saint Bernard de Clairvaux, on apprendra beaucoup plus dans la montagne et dans les forêts que dans les livres. Cette quête de l’ours, cette quête de sens sera longue et semée d’embûches plus ou moins visibles.
Une bonne connaissance du droit, du fonctionnement des associations, de la psychologie et de l’anthropologie, seront également très utiles, si l’on décide de devenir membre actif et désintéressé (au sens où l’on ne sera pas venu parce qu’on est en mal d’autorité ou que l’on a un intérêt à promouvoir) d’une association.
Afin que les choses soient très claires, et mes propos non déformés par certains (à l’image des pratiques utilisées par les ultrapastoraux adversaires de l’ours), j’affirme une nouvelle fois que je me bats pour le retour de l’ours dans les Pyrénées, c’est-à-dire, j’ose le dire, le retour d’une population forte de plusieurs centaines d’individus sur les deux versants de la chaîne, y compris en piémont où l’ours sera plus chez lui que dans la haute chaîne. J’ajoute que j’attends le retour naturel des loups sur toutes les Pyrénées, que je suis favorable à des lâchers expérimentaux sur de grandes superficies de bisons d’Europe et de chevaux de Przewalski et/ou de Tarpans (comme dans les Alpes du Sud et ailleurs), que si le lynx a réellement disparu, je suis favorable à ce que les Pyrénéens (les personnes qui habitent les Pyrénées, quel que soit leur pedigree) réfléchissent à sa réintroduction en prenant le temps nécessaire, et que j’approuve enfin la réintroduction du bouquetin, freinée pour des raisons imbéciles depuis plus de 10 ans. J’affirme aussi que je me bats pour l’existence de vastes forêts non exploitées dans les Pyrénées, qui seront un refuge pour des espèces non médiatisées, tels que les insectes, les champignons, les lichens ou certains oiseaux, et une chance inouïe pour les hommes modernes que nous sommes. Pour reprendre la très belle formule de Bernard Boisson, les forêts sauvages viennent au secours de l’homme.
Je précise pour les mal comprenants que je ne suis pas favorable à la disparition des bergers (au contraire !), que je n’agis pas pour la disparition des hommes dans les montagnes (nous y habitons, nous sommes contents de trouver un boulanger qui livre le pain chaque matin, ceci n’étant qu’un simple exemple). Cependant je suis favorable à une redistribution de certaines activités, comme l’élevage. Car, au nom de quelle conception philosophique dangereuse, le pastoralisme devrait-il lutter contre tout ce qui le dérange, et contre certaines espèces qui peuplaient la montagne avant la colonisation humaine ?
Ne nous leurrons pas, le retour de l’ours occupera plusieurs générations humaines, et tout ce que nous faisons sans le temps nécessaire, eh bien, pour reprendre cette expression si juste de Jaime Semprun, le temps ne le respectera pas. Le retour de l’ours ne se confond donc pas avec les lâchers, médiatisés ou non, de quelques ours bardés d’électronique, assurés d’être dérangés, surtout par des éleveurs ultra pastoraux et des chasseurs qui ne veulent subir aucune contrainte (à l’image de conducteurs qui rédigeraient le Code de la route !), mais aussi parfois par des techniciens à qui l’Etat demande chaque fois de gérer encore plus la faune sauvage (les clichés de la capture de l’ours Papillon, publiés sous le dernier article de Marie, ou certaines images de l’émission « Envoyé spécial », sont à cet égard édifiants). S’agiter parce que l’Etat décide de lâcher de nouveaux ours dans les Pyrénées, nous fait penser à ces enfants qui s’excitent au manège pour attraper la queue du Mickey.
Le meilleur service à rendre aux ours, c’est de réfléchir, puis de poser une vision pour les 50 ans qui viennent, doublée d’une éthique ferme. Je rêve de connaître des Pyrénées peuplées d’ours (pas de quelques animaux sur des îlots séparés les uns des autres), d’autant que je sais le bonheur d’évoluer sur un territoire peuplé par des ours. J’entends mes amis qui disent que sans lâchers rapides d’ours, il sera trop tard, on ne reviendra pas en arrière. Je pense que c’est faux, car nous avons surtout envie de le voir de notre vivant. Cependant, nous « jouons » là avec des êtres vivants, eux aussi, sortis de leur forêt dans laquelle ils vivent si bien, transbahutés, opérés, plus ou moins dérangés et persécutés selon les vallées pyrénéennes, sans grand respect pour eux. Je ne vois pas pourquoi ce serait aux ours de s’adapter à nos exigences, à nos caprices d’écologistes assez gâtés, à notre fin de civilisation, alors que, justement, le retour de la grande faune ne se conçoit, au fond, pour moi, qu’avec un changement de civilisation. Un changement total. Cela aussi je l’ai fait sentir dans Le Cantique de l’ours.
L’artiste, philosophe et naturaliste, Robert Hainard, lançait ainsi aux mammalogues français réunis pour leur premier congrès au Creusot le 3 décembre 1977 : « Je vous souhaite une pensée aussi souple que l’échine de la fouine, chaude comme le sang, moelleuse comme la fourrure, veloutée comme la nuit. »
Comme c’est brûlant pour chacun d’entre nous ! Mettons-nous dans la peau de l’ours, dans son mental, apprenons un peu à penser comme lui, et nous ferons sans doutes quelques grands pas.
Stéphan Carbonnaux
PS : Je précise que Marie Coquet qui ne s'est jamais présentée sur ce blog (cela viendra) est amoureuse de la nature depuis l'enfance, est géographe de formation, et se passionne pour les Pyrénées et l'ours depuis plusieurs années, ce qui l'a conduite à vivre avec moi ici dans les Pyrénées.
Elle a écrit :
- « L’Ours brun et les société rurales montagnardes des Pyrénées françaises : des rapports complexes », mémoire de Master 2, 153 pages, Université d’Angers, département de géographie, 2006-2007, pour lequel elle a obtenu une mention bien
- en collaboration avec Farid Benhammou, « La restauration de l’ours brun dans les Pyrénées françaises : entre politique environnementale et crise-mutation du monde agricole », Norois, Presses universitaires de Rennes, 2008
Elle a été chargée de mission bénévole par l’association Ferus de la première session de « Parole d’ours », pendant l’été 2008 (quand bien même son nom n’apparaisse nulle part).
(1) Beaucoup ne présentent qu’un intérêt mineur ou se répètent, sont desséchés, sans aucune espèce de sensorialité, mais c’est à chacun de se faire sa propre opinion. Exceptés les ouvrages purement biologiques, deux livres sont incontournables à mes yeux : L’ours, seigneur des Pyrénées, (1971, et nouvelle édition très enrichie en 1988) de François Merlet et La Cause de l’ours (1993) de Claude Dendaletche, tous deux épuisés, mais à chercher chez les bouquinistes et sur internet.